Il était une fois une jeune femme vivant dans le Val d’Oise. À 19 ans, elle commençait tout juste un cursus d’histoire à l’université de Créteil. Ayant pris l’habitude de voyager avec ses parents à travers le monde, elle a pour projet de devenir archéologue. De nombreuses villes font déjà partie des endroits qu’elle connaît : Madrid, Sarajevo, Casablanca, Sao Paulo, Tuzla, Mindelo, Aquin, New York, Lomé. Elle a connu autant de différentes écoles que de cultures, appris des chants et des danses, goûté les nourritures les plus diverses. Son retour au pays (la France) s’avère dur : c’est un grand changement auquel elle n’arrive pas à s’adapter. Les cadres et l’éducation de l’école française lui semblent parfois trop contraignants. Elle a pris l’habitude de côtoyer des espaces si différents et si enrichissants que le gris et le ciment d’Argenteuil la rendent nostalgique de ses voyages. Les rues et la vie manquent de couleur : elle aimerait retrouver les teintes orangées des rues de Bamako, les cocotiers de Port au Prince ou encore le lait de vache et de chèvre le matin au petit déjeuner. Ses parents après la liquidation de leur commerce, ont été obligés de revenir là où la majorité de la famille habitait, dans la région francilienne. Aussi, ils ont beaucoup insisté pour qu’elle retourne dans le système universitaire français qui est plus reconnu à l’international que dans la majorité des pays où elle a vécu. « Avec ta mère, on a décidé que tu retournerais en France à la rentrée prochaine. Tu t’es trop laissée aller ces dernières années, maintenant tu dois retourner sérieusement aux études ! », lui avait-dit son père dans l’avion, au retour.
« Levez-vous. Poussez les tables et les chaises sur les côtés, et tournez en rond. Quand je vous dis ‘stop’, vous vous arrêtez. ». Je ne savais pas exactement pourquoi j’étais là, mais je me mis en action et marchais. « … Vous vous arrêtez et la première personne proche de vous, vous engagez la conversation et vous faites connaissance ». Hakim avait un regard fuyant, mais il était très souriant et avenant. Il me posa beaucoup de questions sur ma ville, mes passions, si bien que je n’appris presque rien de lui.
Depuis la fin de la matinée, je faisais les portes ouvertes de l’université de Créteil. Il y avait de nombreux forums qui étaient éclatés sur le campus universitaire, et un m’a particulièrement interpellée. En passant à côté de l’association étudiante Mwasi, j’ai entendu Hakim, le secrétaire général, qui racontait une histoire qui s’était passée à Bombay. En quête d’autres paysages imaginaires, je m’approchais pour savoir de quoi il s’agissait. En réalité, l’histoire était tout autre… Ça m’a touchée. C’est comme ça que je me suis retrouvée au milieu de ce jeu de présentation où nous étions tous invités à faire connaissance les uns avec les autres au hasard d’où nos pas nous menaient. Mwasi était une association récente dans cette université : « Notre projet est de mettre en valeur la femme. Toutes les deux semaines nous organisons une conférence où toutes les femmes de l’université sont invitées à témoigner d’histoires qu’elles ont vécues et qu’elles veulent partager » m’expliquait Hakim. J’appris aussi qu’à raison de deux fois par mois, ces étudiantes se déplaçaient en dehors de l’université et franchissait les portes des entreprises val d’oisienne pour ouvrir leurs discussions à d’autres personnes. Toutes les personnes que je rencontrais ce matin là avaient des profils différents mais un objectif en commun : dénoncer les discriminations faites aux femmes. Des représentations publicitaires de la femme, aux violences conjugales et verbales ou encore le manque de parité dans les institutions et dans les entreprises, les motifs de lutte étaient nombreux et le combat, un long chemin de croix… Jeune femme de 19 ans que j’étais, ces questions m’avaient effleurées mais jamais je ne m’étais questionnée davantage malgré les scènes dont j’ai été témoin. Comme celle qui s’est passée, il n’y a pas longtemps. Malgré le manque de confiance en moi qui m’a souvent empêchée de m’exprimer en public, je décidais de provoquer la rencontre avec les membres de l’association. Mwasi était une bouffée d’air frais, j’étais très excitée à l’idée de faire connaissance avec toutes ces personnes, majoritairement des femmes qui avaient tant de choses à dire, mais que l’on écoutait trop peu souvent. Je fis part de mon envie de témoigner à Hakim qui, très bienveillant, m’invita à le suivre sur une petite estrade équipée un micro sur trépied : je m’y rendis et vis affluer des dizaines de personnes. J’étais surprise car en réalité, j’avais déjà une idée toute faite des membres de l’association : je pensais que ce serait des enfants de bourgeois, habillés de manière classe et parlant un langage soutenu, tout le contraire de moi ! Je me rendis compte qu’ils n’étaient pas si différents de moi. Hakim m’introduit à la petite audience qui s’était formée autour de moi.
Je commençais : « C’était il y a quelques mois, à la gare de Sarcelles. J’avais passé l’après midi avec une amie et nous étions sur le quai de la gare à attendre le RER direction Argenteuil. Il devait être à peu près 19 heures, la nuit était tombée déjà. Alors que tout était calme j’entendis des cris. Je me retournais et vis une ombre se dissimuler derrière un grand panneau publicitaire. Je fixais la scène, choquée, j’attendais de voir que quelqu’un apparaisse derrière ce panneau. Une seconde personne arrive soudainement et agrippe la jeune femme qui se cachait. C’était un homme, d’environ vingt cinq ans. Elle devait être un peu plus jeune que lui, de quelques années. Il commence à l’agresser physiquement. Les paroles et les cris fusent, et alertèrent tout le monde dans la gare. Mais personne ne réagissait à cette scène. Moi même, stupéfaite, je ne savais pas quoi faire. Je restais immobile. Pendant ce temps, l’homme continuait de frapper la jeune fille, de plus en plus violemment. Son visage devint rouge, elle avait un hématome sur l’œil gauche. Je m’inquiétais de la tournure de la situation tandis que des grands éclats de voix retentissaient dans la gare « C’est qui le gars ? C’est qui ce mec avec qui tu sors ? Dis moi ! ». On entendait à peine la jeune femme qui sanglotant répondait « Je sors avec personne ! ». Les coups pleuvaient et dans ma tête des tonnes de questions se bousculaient : depuis quand un homme a-t-il le droit de se comporter comme ça avec une femme, quand bien même il serait son frère, ou son père ? La jeune femme réussit à s’échapper quelques secondes. Immobile, je voyais deux ombres fuyant dans la lumière artificielle de la gare et toujours, toujours des éclats de voix, violents qui rendaient notre apathie à tous encore plus violente, encore plus coupable ».
Après mon témoignage, je levais les yeux et remarquais que de nombreuses personnes avaient rejoint l’audience : quarante ou même cinquante personnes étaient face à moi. Certaines regardaient leurs pieds, d’autres me fixaient, tous étaient émus je crois, autant que moi. Je me rendis compte que ma parole avait été écoutée, prise en compte ce matin-là.
Aujourd’hui encore, je m’en veux beaucoup de ne pas avoir agit à ce moment la pour mettre un terme à cette agression. J’ai été spectatrice et souvent, je me dis que je suis bien impuissante devant cette violence. Dans les esprits et dans les pratiques, les hommes restent encore aujourd’hui supérieurs aux femmes. Mais au moins, cette scène, mes questionnements, mon récit à l’association ont eu le mérite de me faire prendre conscience du monde dans lequel je vis aujourd’hui.
Depuis cette expérience, j’essaie d’être plus attentive aux autres et bienveillantes envers eux. À l’université, j’ai mis du temps à me faire des amis mais maintenant j’y suis bien. Et même si les horizons haïtiens, togolais, bosniaques et maliens me manquent toujours un peu, j’ai découvert que ces paysages, je peux les découvrir à chaque instant : dans le récit des autres, dans ces histoires que l’on raconte au détour d’une rue ou dans l’intimité d’un vieux café du centre-ville d’Argenteuil, en m’intéressant au passé et aux aspirations futures de toutes ces personnes qui m’entourent ou que je croisent, en respectant leurs différences et leurs singularités, je sais que l’étranger, il est au pas de ma porte. Et il suffit bien souvent d’ouvrir les yeux, de le reconnaître, pour voyager loin et à peu de frais.