Sadio et Sabrina, en première ES au lycée Feyder, et Louise, étudiante en histoire, se sont rencontrées pour la première fois à Paris, à Sciences Po, puis au théâtre de Montreuil. Pour les deux lycéennes, Sciences Po avec ses appariteurs, ses bureaux, ses boiseries du boulevard Saint-Germain, évoquent déjà le monde professionnel. Par leur caractère, leurs origines, leur parcours, leurs projets, leurs différences apparaissent d’emblée ; pour autant des affinités se découvrent.

Agée de 22 ans, Louise a vécu à Aix, Lyon, et habite Paris en famille depuis plusieurs années ; Sadio, 16 ans, vit depuis l’enfance avec ses cinq frères et sœurs et ses parents à Epinay, en Seine-Saint-Denis et Sabrina, 17 ans, réside avec sa famille à Villetaneuse, une commune jouxtant Epinay. Alors que Sadio est de confession musulmane, Louise et Sabrina sont chrétiennes. Durant son temps libre, Sadio se consacre au foot et aux compétitions sportives ; Louise aime beaucoup dessiner et Sabrina apprécie les moments où elle peut ne rien faire, chez elle. Plus tard, Sadio envisage de quitter Epinay pour le Sud de la France et d’intégrer une école d’infirmières, Louise voudrait travailler après ses études dans des musées ou des institutions culturelles, organiser des expositions ; Sabrina hésite entre le secteur médical et des études de sociologie. Tandis que Sadio se montre enthousiaste, sociable, bavarde, Louise et Sabrina, discrètes et réservées, l’écoutent volontiers.

Après l’entrevue à Paris, Sadio et Sabrina guident Louise dans la découverte d’Epinay-sur-Seine, sur le chemin de la médiathèque. Au détour des rues, on change de quartier, les limites sont imperceptibles lorsque l’on n’est pas de la ville, mais Sadio et Sabrina les connaissent bien : ici et là, Orgemont, Presles, les Beatus…. Autant de communautés, aux repères et aux « manières » différentes, parfois en conflits. Sadio, elle, est de « La Source ». Selon les « quartiers », les règles du jeu sont différentes – au sens propre, s’amuse Sadio -, on ne joue pas de la même façon aux centres socio-culturels d’Orgemont ou de la Source. Un raccourci mène du lycée aux berges de la Seine, en longeant de grands ensembles, puis des pavillons résidentiels du début du siècle en meulière. Une visite qui fait défiler l’histoire de la ville, longtemps prisée par les riches parisiens… en témoigne la maison de Rose Bertin, modiste de Marie-Antoinette, ou le tramway qui reliait Epinay à la place de la Trinité jusqu’aux années 1930. Mais aujourd’hui, la rupture entre Paris et « sa banlieue » est vive, Sabrina insiste sur le fossé croissant entre les territoires.

Une discussion s’engage autour des marges, de l’exclusion, du rapport au groupe. Ce sont les barrières, ressenties et vécues, entre Paris et la « banlieue », en Seine-Saint-Denis, qui préoccupent Sabrina, Sadio et Louise. A Paris, Sabrina ne se sent « pas à sa place », pourtant elle vit à quinze minutes de la Gare du Nord, mais c’est déjà « un autre territoire ». Sabrina, peu encline d’ordinaire à participer aux débats, tient à témoigner : « on a le sentiment d’être exclus de Paris, [les gouvernements/les politiques ] nous ont assez mis à l’écart, ont fait en sorte qu’on reste là où on est, ils nous ont mis plein d’activités, comme ça on reste bien dans notre coin, on ne dérange pas ». Quand elle entre dans les magasins parisiens, le regard est souvent soupçonneux, en raison de son apparence, de sa couleur de peau, de sa façon de se vêtir, en jogging « comme les jeunes de banlieue qui habitent dans le 9-3 ou le 9-1 » des représentations des banlieues entretenues par les media. Le regard et les gestes, au-delà du langage verbal, suffisent à faire sentir cette « différence », participent de la stigmatisation. « On devrait se faire plus intégrer, être montrés d’une autre manière… parce qu’ils ne nous connaissent pas en fait, dans la banlieue il n’y a pas que des gens qui dealent, …même si on n’est pas pareils, on est obligé de faire face à ces stéréotypes, à cause de ça on ne s’intègre pas… On a aussi des stéréotypes sur les Parisiens et vous en avez beaucoup sur nous ». Sadio ressent aussi vivement de tels préjugés : « on essaie de créer des liens par exemple avec le projet du Grand Paris, mais les barrières sont toujours présentes ». Louise confirme ce sentiment et estime aussi que l’on connaît trop peu les villes de la banlieue de Paris, dans leur diversité, leur histoire. L’incompréhension entre Paris et « sa banlieue » se retrouve aussi dans le langage, « dans les cités on parle la langue degue, on invente des mots, ça crée des barrières ».

Des frontières « invisibles » se retrouvent tout autant au lycée, à l’université, au sein de la famille. Les rôles genrés y sont solidement établis. Sadio et Sabrina s’agacent que les tâches ménagères leur soient toujours dévolues au sein de la famille, quand leurs frères jouissent de plus grandes libertés, y compris dans leur parcours scolaire. Sadio, pratiquant le football à un haut niveau, regrette que les femmes soient peu visibles dans un sport perçu comme éminemment masculin. Au lycée, à Epinay comme à Paris, les affinités se forment selon les origines géographiques, la culture ; et il devient difficile, malgré le dialogue et l’échange parfois, d’appartenir à un groupe sans exclure « les autres », dont on perçoit « l’étrangeté », que l’on ne cherche pas à mieux connaître et comprendre.

L’enjeu est alors de travailler sur les représentations construites, les catégories trompeuses, pour surmonter ces barrières « invisibles » et discriminantes, pour que la société soit plus juste et crée davantage de liens –toutes trois en sont convaincues.